| Publié le 27 novembre 2023 - Propos recueillis par Carine Chauffour - Photo : Andréa Mantovani

“ Le livre n’est pas un outil mais un support de rêve.” Beatrice Alemagna

“ Le livre n’est pas un outil mais un support de rêve.” Beatrice Alemagna

Autrice et illustratrice d’une quarantaine d’albums, traduite et reconnue dans le monde entier, Beatrice Alemagna est la Grande Ourse de l'édition 2023 du salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. C’est en marge du festival Gribouillis à Bordeaux qu'elle a accepté de nous confier quelques-uns de ses secrets de fabrication. Originaire de Bologne en Italie, elle vit en France depuis des années et écrit dans les deux langues. À chacun de ses ouvrages son univers profond, espiègle ou sombre, mais toujours tendre et surprenant. Ouvrons son livre Alphabet Alemagna paru aux éditions La Partie, arrêtons-nous à la lettre E et entrons dans l’Enfance pour mieux comprendre l’enfant qu’elle fut, celle qu’elle tente de retrouver et celle qu’elle interroge livre après livre.

Avez-vous toujours su que vous vouliez créer des albums ? 

Je ne l’ai pas toujours su mais très vite, j’ai compris que je voulais raconter des histoires au travers de mes dessins. Dès que j’ai compris que les albums n’étaient pas des météorites surgis du ciel, mais qu’ils étaient écrits par de vraies personnes, j’ai su que c’était ce que je voulais faire de ma vie. J’avais 8 ans. J’avais écrit une rédaction dans laquelle je déclarais vouloir devenir « peintre de roman ». J’en regardais beaucoup et voulais moi aussi créer des mondes, des univers qui permettaient le voyage ; encore aujourd’hui, je lis beaucoup plus d‘albums que de romans. Depuis mon enfance, je veux pénétrer ce monde d’images et de mots. L’album illustré a la particularité d’avoir une troisième narration, qui naît soit de l’interaction des mots et des images ensemble, soit de leur décalage. Cette troisième narration me passionne. Je suis originaire de Bologne, capitale de la Foire du livre pour enfants. Mes parents avaient de nombreux amis dans le milieu de la culture et les hébergeaient pendant la Foire. Ma maison devenait alors un gîte où les invités laissaient les livres qu’ils ne pouvaient emporter. Ils étaient en russe, en arabe, en espagnol. Je ne comprenais pas un mot de ce qui était écrit, mais le livre était pour moi mystérieux, porteur de merveilles. Il était un trésor et m’appelait. Je n’en ai jamais démordu, même si mes études m’ont obligée à aller vers d’autres voies. Je n’ai pas fait d’école d’art, je suis autodidacte, mais ma ténacité était portée par ce que j’ai ressenti comme une vocation. 

Quelle lectrice étiez-vous enfant ?

Obsessionnelle, je dirais ! J’adorais Astrid Lindgren ou les auteurs néoréalistes italiens, comme Gianni Rodari ou Italo Calvino. J’adorais les micro-histoires plus que les grandes épopées. J’étais fascinée par le tout petit, le microscopique. Fifi Brindacier, par exemple, est l’emblème de mon rapport à la lecture : c’est une petite fille à qui on peut s’identifier mais aussi un personnage incroyable, qui fait des choses inattendues. J’aime explorer l’intérieur et les problématiques d’un personnage. Enfant, j’étais attirée par les histoires qui entraient en résonance avec mon intériorité. J’avais besoin de me trouver, je pense, puis de m’exprimer ou d’être exprimée. J’avais un rapport fétichiste au livre aussi : je cachais les livres de Tomi Ungerer sous mon oreiller (rires).

Cela fait écho au mystère, aussi, à ce que l’on cache…

Oui, je conservais mon monde à l’abri des regards. Je faisais sans doute germer un monde dans mon intimité. 

Vous vous posiez beaucoup de questions ?

Oui, beaucoup ! Et surtout une en particulier : je n’arrivais pas à m’expliquer comment je pouvais être aussi différente des autres. Dans mon album Au pays des petits poux, les petits poux se découvrent pour la première fois et se rendent compte qu’ils sont tous différents. C’est ainsi que je me sentais : pas à la hauteur non plus. Je crois que le livre m’a donné un statut, je me suis sentie enfin digne d’attention. J’avais besoin de trouver un espace où parler et où me faire entendre. J’avais un sentiment d’inexistence qui a été annulé par la présence des mots, comme dans Les Cinq Malfoutus. Il y a beaucoup de moi aussi dans cet album… Je suis tous les malfoutus ! Et tout ce que l’on ressent, tout ce qui bloque en nous, peut se régler par la parole et par les mots.

Vos albums, très différents les uns des autres, sont-ils liés par l’envie d’aider les enfants à grandir ? 

Je suis un peu contre l’idée que l’album puisse être un outil pour résoudre les problèmes ; je vois sur les réseaux sociaux des mamans qui demandent des conseils pour leur enfant qui n’arrive pas à dormir, par exemple. Pour moi, le livre n’est pas un outil mais un support de rêve. Peut-être aide-t-il à comprendre le monde, mais il ne doit pas répondre à un besoin. Le livre n’est pas un remède.

Il y a beaucoup “d’espaces libres” dans votre narration. Sans être un outil, l’album est-il une proposition, une façon d’autonomiser l’enfant ? 

Oui, c’est une façon de provoquer. Ce que je préfère dans la littérature dite “jeunesse”, ce sont ces respirations entre ce qui est raconté et ce qui est montré. Ces espaces amènent la mise en marche de l’imagination et de la réflexion. Je déteste les livres dont les illustrations montrent ce qui vient juste d’être dit. C’est redondant, c’est “sur-dit”. Dans un territoire (une page) où il y a des mots et des images, il doit y avoir une grotte secrète où il se passe des choses qui ne sont pas racontées. Si on habitue l’enfant à cet exercice, il se posera des questions et inventera, ressentira mieux les choses. Personnellement, j’adore les photographies incompréhensibles car je n’aime pas que l’on m’explique tout, ni tout comprendre. J’ai besoin d’avoir mon propre espace, et c’est celui que j’essaie de laisser à l’enfant. Parfois plus, parfois moins. C’est ça aussi, le mystère dont je parlais au début. 

Vous utilisez de nombreux supports, différents matériaux. Parlez-nous de votre processus de création.

Cela part toujours d’une envie, d’un sentiment, d’une vision, d’une idée nocturne. Quelque chose qui me frappe. Si cela résonne en moi, il y a une raison et je creuse. C’est le texte qui arrive en premier, puis je vois des images que je pose. C’est une masse, puis un puzzle qui va évoluer, prendre sa forme, sa texture, ses matières. C’est alors cette troisième narration qui se met en place. 

J’aimerais vraiment changer ma façon de faire et partir des dessins pour raconter, mais paradoxalement je ne parviens pas à commencer mes albums par le travail visuel. J’aime pourtant explorer d’autres formes de création, sortir des sentiers battus. Je ne veux pas m’ennuyer en créant, car l’ennui quand je crée tue mon imagination. Si je m’ennuie, mon lecteur va le ressentir et s’ennuyer aussi. J’ai besoin d’être en éveil, émue par ce que je fais. J’ai besoin de ressentir une forme d’exaltation. Or, c’est souvent aussi dans les choses qui nous font peur qu’on la trouve. Je dis souvent que dessiner est une métaphore de la vie. Le travail d’un artiste, et cela le fait souffrir parfois, c’est d’aller chercher au plus profond de lui les mots pour arriver à les transmettre. Pour moi, la création, c’est une mise en jeu de soi permanente. J’ai une approche passionnelle de mon travail. 

Dans la vie, il est bon de s’ennuyer, pourtant… 

Oui ! Dans mon album Un Grand Jour de rien, c’est l’ennui qui amène l’imagination, l’éveil à la nature, l’observation. L’ennui et la solitude. Je me disais combien le téléphone nous a enlevé la capacité de patienter et de nous ennuyer. Tout ne doit pas toujours être meublé, rempli. Les espaces de rien doivent exister pour faire surgir autre chose, dans la vie comme dans les albums. 

Savez-vous à qui s’adresse votre travail ? Doit-on cloisonner les littératures ? 

Mes lecteurs sont curieux. Mes images sont construites par strates ; leur réception n’est pas immédiate, il faut justement avoir le temps de les regarder. Cela me touche quand des adultes parlent de mon travail, et de ce que cela provoque en eux. Pour ma part, je ne crois pas qu’il y ait une littérature jeunesse. Qu’est-ce que la jeunesse, finalement ? Ne suis-je pas jeune à 80 ans ? On a tous été des enfants, et on a envie de faire vibrer l’enfant à l’intérieur de nous. L’album illustré convoque cet enfant en nous. En ce moment, je réfléchis beaucoup à la nostalgie, dont on me dit qu’elle imprègne mon travail. Or, je pense qu’il y a dans mon travail une absence, qui n’est pas une personne mais un exil. Comme un exil de ma propre enfance. Ce que les adultes ressentent en me lisant, c’est mon envie d’être encore une enfant, différemment. Tout adulte est en exil de l’enfance. Cet état ne reviendra pas, ne sera plus jamais à leur portée. Les livres que je fais parlent tous de cela : retrouver dans un livre la part de nous qui nous manque. Je n’aime pas le mot “mélancolie” car il connote une certaine tristesse ; je préfère parler d’absence. 

Peut-on tout dire aux enfants ? 

On me dit qu’il y a une certaine violence dans mon travail ; mais oui, je pense qu’il faut tout dire aux enfants. Les surprotéger n’a pas de sens. Le livre est une expérience où l’on peut se renforcer, et je pense que les livres doivent aller là où ça fait un peu plus mal, où ça secoue un peu. Les enfants le comprennent très bien. Quand ils ne sont pas directement victimes de la violence, ils font la part des choses. C’est aussi une façon de les respecter et de leur faire confiance. 

Dans La Promenade d’un distrait de Gianni Rodari, un enfant demande à sa maman s’il peut sortir, mais il est tellement distrait qu’il perd en route tous ses morceaux : son bras, sa jambe, son œil. Des amis les retrouvent et les ramènent à la maison. Quand il rentre, sa maman le serre dans ses bras et tout se remet en place comme par magie. Pour moi, cela évoque la sortie dans le monde, l’éparpillement, la perte puis la sécurité retrouvée. C’est une histoire extraordinaire. Les enfants rient beaucoup en lisant cette histoire, mais certains adultes ne la supportent pas du tout. 

Il y a aussi beaucoup d’amour dans vos albums, que l’on ressent en tant que parents lecteurs.

Oui, il y a une fracture dans mon travail, disons un moment charnière. C’est banal mais j’ai fait des livres pour l’enfant que j’étais jusqu’à ce que je devienne maman à mon tour. C’était en 2011, lorsque j’ai réalisé que mon enfant allait recevoir l’album. Deux ans après, j’ai écrit Le Merveilleux Dodu-velu-petit, et c’est selon moi mon premier vrai livre pour enfants. Il m’a fallu quinze ans depuis mes débuts, mais c’est à partir de là que l’enfant est véritablement entré dans mon travail. Même pas en rêve est la célébration de cet enfant qui a pris toute la place. 

Pensez-vous à la manière dont vos albums vont être racontés ? 

Je n’y pense pas en l’écrivant car cela me bloquerait mais j’y pense après, quand le travail est fait. J’ai un rapport au texte très musical, peut-être parce que je chante et que j’aime la musique. J’aime le rythme dans les images ; il n’y a pas deux pages qui aient le même point de vue, ou le même cadrage, il y a toujours un rythme qui a des descentes, des montées, des explosions. Cela m’intéresse beaucoup et cela se ressent quand on raconte l’histoire, même si s’ajoute toujours à cela l’interprétation.